09/07/2010
Ce qu’a laissé un ange assassiné ou le ciel libre de l’histoire
Il existe une pièce vocale de Toru Takemitsu qui s’intitule Shinda otoko no nokoshita mono ha (1965). En Europe, on peut heureusement en écouter l’enregistrement par Dominique Visse et François Couturier (en novembre 2001, à la chapelle de l'hôpital Notre-Dame de Bon Secours, Paris).
Cependant, tout en appréciant leur interprétation raffinée et émouvante, je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que cette version n’est pas « authentique », puisque la parole originale (en japonais) de cette hansenka (chanson pacifiste) me semble beaucoup moins « empathique » que la version anglaise chantée par Dominique Visse. Je pense qu’il doit s’agir plutôt d’un « inventaire épique » à la Brecht-Prévert.
Il faut également remarquer que le texte original de Shuntaro Tanikawa ne précise pas si l’épouse (ou l’enfant) de l’homme qui périt le premier est le même personnage que la femme (ou l’enfant) qui meurt ensuite. Le poète semble préférer que la réception d’un texte littéraire dépende entièrement de son public.
Par ailleurs, lorsque j’écoute cette pièce vocale composée d’abord en tant que chanson pacifiste (pour une réunion de citoyens contre la guerre du Vietnam) par le grand compositeur qui était lui-même pacifiste et transcrite ensuite (en 1971) pour chœur mixte et piano par son compatriote Hikaru Hayashi, il m’arrive souvent de penser à la célèbre thèse benjaminienne selon laquelle notre génération (« vous et moi vivant actuellement / ikiteru watashi ikiteru anata ») est attendue de la part des générations passées puisqu’investie d’une faible force messianique pour rédimer le « passé opprimé (unterdrückte Vergangenheit) ».
Ce qu’a laissé un homme mort en temps de guerre
(traduction approximative du texte original)
Ce qu’a laissé un homme mort en temps de guerre
Ce sont une jeune veuve et un orphelin de père
Il n’a sûrement rien laissé d’autre que ceux-ci
Il est mort sans laisser ni son nom ni ses cendres
Ce qu’a laissé une femme morte en temps de guerre
Ce sont des fleurs fanées et un orphelin absolu
Elle n’a sûrement rien laissé d’autre que ceux-ci
Elle est morte sans laisser un seul vêtement de luxe
Ce qu’a laissé un enfant mort en temps de guerre
Ce sont les parties rassemblées de son corps déchiqueté
Il n’a sûrement rien laissé d’autre que celles-ci
Il est mort sans laisser aucun souvenir heureux
Ce qu’ont laissé les soldats morts au champ de bataille
Ce sont leurs armes abîmées et notre planète dévastée
Ils n’ont sûrement rien laissé d’autre que celles-ci
Ils sont morts sans laisser la moindre paix digne de ce nom
Ce qu’ont laissé tous ces gens morts en pleine catastrophe
Ce doit être plutôt vous et moi vivant actuellement
Il ne reste personne d’autre que nous sur la terre
Il ne reste personne d’autre que nous sur la terre
Ce qu’a laissé l’histoire après sa « fin » proclamée
C’est un ciel ensoleillé pour aujourd’hui et demain
Il ne nous reste rien d’autre que ce ciel libre
Il ne nous reste rien d’autre que ce ciel libre
17:59 Publié dans Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : toru takemitsu, dominique visse, musique, shuntaro tanikawa, poésie, walter benjamin, guerres, xxe siècle
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