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26/12/2012

Ce que privilégient les tenants des « réformes structurelles »

 

Face au cercle vicieux entre la contraction de l’activité économique et les politiques d’austérité, les écologistes européens (excepté – ou y compris – Mme Jolande Sap, qui n’a pas hésité à déclarer : « Nous sommes dans une crise profonde, et des mesures douloureuses sont nécessaires ») semblent désormais enclins à reconnaître l’urgence de changer de cap en faveur de la croissance et de l’emploi, à commencer par les Verts français qui ont appelé leurs élus à voter contre la ratification du traité budgétaire européen. 

Il semble aujourd’hui indéniable que tout concoure à rendre indispensable l’élaboration d’une stratégie à moyen et long termes pour la transition vers une économie durable et respectueuse de l’environnement.  Certes, dans une certaine mesure, une telle orientation peut également avoir des effets favorables sur les perspectives de croissance.

Cependant, même s’il est beaucoup plus absurde de prendre l’assainissement budgétaire pour une fin en soi, il faut reconnaître que la croissance ne l’est pas non plus.  Par ailleurs, pour ne pas rester trop naïfs, il est instructif de nous rappeler que les innovations techniques, surtout au cours des deux ou trois dernières décennies marquées par l’évolution conjuguée des TIC et du capitalisme financiarisé, rimaient souvent avec une croissance insoutenable qui portait en elle la précarisation de l’emploi et l’aggravation des inégalités.  Il n’est évidemment pas souhaitable que les débats, détournés par les tenants des « réformes structurelles », se déroulent en privilégiant le côté de l’offre et en envisageant prioritairement de rétablir la compétitivité avec une croyance naïve et une attitude optimiste à l’égard des innovations techniques. 

Bien sûr, on peut dire qu’il est possible d’orienter ces dernières par une véritable politique industrielle volontariste au lieu de laisser faire les marchés en la matière, que rien ne permet d’encourager n’importe quelle technologie ni n’importe quelle industrie et qu’il convient d’envisager prioritairement des mesures favorables à la recherche et développement et aux investissements dans des filières industrielles vertes comme les énergies renouvelables décentralisées par exemple.  Mais un tel programme nous semble encore assez optimiste puisqu’un dispositif concevable pour le réaliser risque de ne pas suffire à lui seul.  

Il nous faut remarquer, premièrement, qu’il est absurde de mener une « politique de relance par l’offre » alors même que la demande se contracte conjoncturellement.  Comme le souligne Michel Husson : « Nous ne sommes pas sortis de la récession.  En France, nous avons un terreau de petites entreprises au bord de la faillite.  Ce dont elles ont besoin dans l’immédiat, c’est qu’on gonfle leur carnet de commandes.  Or, le gouvernement crée de la récession en cherchant à tout prix à retrouver l’équilibre budgétaire.  Il compromet le redémarrage.  Pour que les politiques de « reconstitution » de l’offre compétitive soient efficaces, il faut qu’il y ait des perspectives de croissance et de demande.  Or, si on coupe la demande, on s’éloigne de la possibilité d’une amélioration de la croissance.  D’autant que tout le monde en Europe fait à peu près la même chose.  Cette lutte pour le partage du gâteau fait diminuer le gâteau.  Cette politique est un pari.  Coincé entre les contraintes budgétaires et un diagnostic faux (1) ».

Il nous faut noter, deuxièmement, que ce n’est pas seulement d’un point de vue conjoncturel mais aussi d’un point de vue structurel qu’il y a des problèmes majeurs du côté de la demande tandis que les tenants des « réformes structurelles » inspirées principalement de l’économie néoclassique refusent d’en reconnaître l’existence.  Contrairement à ce qu’ils diagnostiquent, c’est plutôt la demande qui est structurellement faible.

Depuis les années 1970, la faible croissance est devenue la règle (et non plus l’exception) dans les pays développés.  Cette stagnation de très longue durée des économies avancées peut s’expliquer par les effets conjugués des faits suivants : l’épuisement du régime d’accumulation fordiste suivi de la dégradation du compromis institutionnalisé entre le capital et le travail, le triomphe de l’idéologie néolibérale sur le keynésianisme et la social-démocratie, la mondialisation, l’exacerbation de la concurrence internationale souvent accompagnée du dumping social et fiscal, la financiarisation de l’économie qui ne manque généralement pas d’imposer aux entreprises les impératifs de la « création de valeur actionnariale », la pression à la baisse sur les salaires, la précarisation de l’emploi, l’aggravation des inégalités, les réformes fiscales inspirées de la « théorie du ruissellement », l’ébranlement du système de protection sociale, les atteintes qu’en subissent les ménages à forte propension à consommer, la perte de la confiance dans l’avenir, le vieillissement de la population, la saturation des marchés de toutes sortes de biens et de services (et bien d’autres encore). 

Depuis le début de cette longue période de stagnation qui semble malheureusement loin de se terminer, aucune croissance exceptionnellement forte n’a jamais pu se faire jour qu’en ayant recours à des moyens insoutenables comme le gonflement des bulles spéculatives financières et immobilières favorisé par la politique monétaire ultra-accommodante des banques centrales tandis que l’effet de richesse renforcé par le refinancement hypothécaire stimulaient la consommation des ménages.  Cependant, chaque fois qu’une nouvelle bulle spéculative se gonflait, on se plaisait à soutenir la fameuse hypothèse selon laquelle les économies avancées seraient entrées dans une nouvelle phase longue d’expansion puisqu’un nouveau modèle de croissance se serait élaboré avec de nouvelles industries et technologies motrices… grâce aux innovations.  

Bien sûr, s’il est vraiment possible d’élaborer un nouveau modèle de croissance, il est souhaitable que de nouvelles industries et technologies adéquates aussi bien aux exigences de la transition vers une économie durable qu’aux besoins liés au vieillissement de la population deviennent motrices.  Il est également souhaitable que nos pays en déclin (relatif) puissent ainsi sortir de la stagnation de très longue durée.  Mais cela ne pourra jamais s’accomplir tant que l’on ne cessera pas de privilégier le côté de l’offre et la compétitivité au détriment du côté de la demande et de la solidarité, tant à l’échelle nationale qu’européenne.  Les pays du noyau dur de la zone euro, Allemagne et France en tête, doivent en prendre conscience.

En outre, il convient de constater que nous devons désormais renoncer à retrouver la « Croissance perdue », puisqu’une croissance aussi forte que celle vécue durant les Trente Glorieuses n’est tout simplement plus possible.  Il nous semble convaincant et honnête de chercher à élaborer un modèle de société alternatif, ainsi que des indicateurs alternatifs au PIB, pour effectuer convenablement la transition vers une économie durable, solidaire, responsable, résiliente, compatible avec une croissance modérée ou relativement faible et adaptée au vieillissement de la population, au lieu de recourir à l’illusion d’une très forte croissance d’une façon plus ou moins manipulatrice.   

 

(1) Michel Husson, « Compétitivité : les annonces de Jean-Marc Ayrault reposent sur ‘un diagnostic erroné’ », propos recueillis par Erwan Manac’h, Politis, jeudi 8 novembre 2012.

29/04/2012

Ce que les marchés financiers nomment les « incertitudes politiques »

 

Comme d’habitude, les marchés financiers comptent profiter aussi bien du premier tour de la présidentielle française (où le président sortant soutenu par la chancelière allemande s’est vu devancé par le candidat socialiste qui vient de réaffirmer son intention de renégocier le pacte budgétaire européen) que de la démission du gouvernement de centre-droit aux Pays-Bas pour « sanctionner » ce qu’ils nomment les « incertitudes politiques » ou, plus précisément en l’occurrence, les « événements négatifs » qui peuvent être considérés comme des signes de « recul » ou de « régression » sur le chemin d’une union budgétaire qui risque fort probablement de n’être finalement fondée que sur la discipline budgétaire rigoureuse renforcée.

On s’attend à ce que les tensions remontent sur les marchés obligataires avec les spreads qui se recreusent, puisque les marchés financiers, qui préfèrent miser sur la transition vers une pseudo-fédération euro-libérale quand ils ne spéculent pas sur l’éventualité d’un éclatement plus ou moins catastrophique de la zone euro, savent jouer du « regain d’inquiétudes ».

Il est toutefois assez curieux que les analystes semblent ne plus guère éprouver le besoin de dissimuler, en commentant les indicateurs économiques dans la zone euro, pour le moment décevants ou désagréablement surprenants dans la plupart des cas, le fait que les politiques d’austérité contribuent à aggraver la contraction de l’activité économique et à replonger plusieurs pays européens dans la récession qui risque de se prolonger, en rendant ainsi (et paradoxalement en apparence) encore plus difficiles tous leurs efforts pour atteindre les objectifs budgétaires.  Mais il faut bien entendu remarquer que leur explication est beaucoup moins choquante que celle des économistes atterrés : « Les pays européens instaurent durablement des politiques budgétaires [et salariales] restrictives qui vont lourdement peser sur la croissance.  Les recettes fiscales vont chuter.  Aussi, les soldes publics ne seront guère améliorés, les ratios de dette seront dégradés, les marchés ne seront pas rassurés (1) ».  Tout se passe comme si les marchés financiers voulaient « sanctionner » parce que cela leur permet en fin de compte de ne pas être rassurés.  Certes, tant qu’ils ne seront pas rassurés, ils pourront « sanctionner » de nouveau.

Il est également intéressant que les résultats du premier tour de la présidentielle française semblent avoir provoqué un changement inattendu dans l’attitude des dirigeants européens ou des éditorialistes des grands médias, qui ont été contraints de reconnaître la nécessité d’envisager une « réorientation des politiques » vers la croissance et l’emploi.   « Sans demande, la croissance ne se matérialisera pas. Toutes les réformes que nous mettons actuellement en place sont déflationnistes », avoue Mario Monti.  Même The Economist n’a pas hésité à reconnaître « un très bon point » dans l'opposition de François Hollande à « la sévère contraction budgétaire dirigée par l'Allemagne et qui étrangle les chances de rétablissement de la zone euro ».  Cependant, l’un des dirigeants des trois partis d’opposition néerlandais qui ne sont bien évidemment ni travaillistes ni socialistes et qui ont accepté d’approuver un budget de rigueur réclamé par la Commission européenne en obtenant en contrepartie la démission du gouvernement et les élections législatives anticipées a fini par soutenir la thèse selon laquelle « une crise profonde exige des mesures douloureuses » plutôt que des mesures de relance.  De manière à peu près identique, Herman Van Rompuy a affirmé que « les Européens n'avaient quasiment aucune marge de manœuvre pour faire de la relance », tout en critiquant les « demandes schizophrènes émanant des marchés qui veulent en même temps de la rigueur et de la croissance ».  Selon le président de l’Union européenne, « les réformes structurelles prennent du temps et il en est de même pour leur impact sur l'emploi et la croissance ».

Certes, de tels propos nous déçoivent profondément.  Mais une brèche a certainement été ouverte par le premier tour.  Cela nous permet de retrouver des raisons d’espérer.  Il faut nous rappeler que, du moins jusqu’à présent, même la grande brèche qui reste ouverte depuis le déclenchement de la crise financière mondiale n’a pas suffi, à elle seule, à démanteler le nouveau mur de l’argent.  Les chances de ce démantèlement dépendent de notre capacité à sauver la dignité de la démocratie du diktat des marchés financiers et de la Troïka.

C’est là que nous constatons l’importance cruciale du second tour de la présidentielle française, ainsi que celle des élections législatives grecques du 6 mai prochain.

 

(1) Collectif, Manifeste d’économistes atterrés, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010, p. 57.

21/10/2011

Ce qui importe aujourd’hui par-dessus tout

 „Marx sagt, die Revolutionen sind die Lokomotiven der Weltgeschichte. Aber vielleicht ist dem gänzlich anders. Vielleicht sind die Revolutionen der Griff des in diesem Zuge reisenden Menschengeschlechts nach der Notbremse“.

« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.  Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement.  Il se peut que les révolutions soient l'acte par lequel l'humanité qui voyage dans ce train tire le frein d'urgence (1) ».

Déjà avant la crise financière et économique mondiale, il n’était pas rare que plusieurs voyageurs du train de l’histoire eussent le courage de tirer la poignée du dispositif pour activer le signal d’alarme (Notbremse).  Jusqu’à récemment, chaque fois que certains d’entre nous avaient recours à cet acte révolutionnaire, les mécaniciens de locomotive, ainsi que les gestionnaires du système de contrôle automatique de train, l’ignoraient volontairement en désactivant tout de suite le dispositif avant d’en dénoncer les auteurs pour leur faire infliger l’amende.

Mais, surtout après le déclenchement de la crise financière mondiale à l’automne 2008, les auteurs d’un tel acte sont devenus trop nombreux et leur indignation à l’égard du capitalisme financiarisé est trop largement partagée par les citoyens du monde entier pour que la compagnie du chemin de fer de l’économie-monde capitaliste puisse les faire expulser et punir, même s’ils appellent à occuper le centre de son système de contrôle automatique de train.   La « compréhension » à l’égard du mouvement anti-Wall Street (ou du mouvement des indignés synchronisé à l’échelle mondiale) exprimée par quelques-unes des personnalités très influentes qui figurent parmi les maîtres actuels du monde en témoigne éloquemment.  Cependant, du moins pour le moment, il semble difficile d’obtenir des concessions substantielles de la part de ces derniers, puisqu’ils sont loin d’avoir réussi à se rappeler qu’il convient de « tout changer pour que rien ne change ».  En d’autres termes, il semble peu plausible qu’ils soient disposés à accepter la refondation du régime d’accumulation sur un compromis institutionnel digne de ce nom pour le rendre à nouveau viable.

En tout état de cause, ce qui importe aujourd’hui par-dessus tout, c’est que les voyageurs les plus courageux du train de l’histoire, qui se sont élevés contre le système-monde moderne, font tous leurs efforts pour stopper ce train qui continue à rouler à toute vitesse sur la voie menant tout droit au précipice, tandis que les dirigeants de la zone euro, de l’Union européenne ou du G 20 « discutent » en poursuivant les tractations à huis clos pour trouver une solution « susceptible de convaincre les investisseurs » à la crise dite « souveraine » ou « européenne » sous la pression des marchés financiers qui « s’inquiètent » de leur capacité à gérer la crise comme si ceux-ci se comportaient, avec les agences de notation, en arbitres neutres, entièrement dispensés de se reconnaître responsables de la crise qu’ils ont provoquée il y a trois ans, comme si la spéculation à la hausse sur les tulipes très évoluées avant l’éclatement des bulles et celle à la baisse sur les dettes souveraines ou sur les actions des banques européennes dans la phase récente de la crise devaient être considérées comme bienfaisantes.

La restructuration des dettes souveraines implique l’augmentation de la décote « demandée » aux créanciers privés, laquelle nécessite davantage de fonds pour recapitaliser les banques européennes, ce qui exige le renforcement du FESF.  On peut avoir l’impression d’assister à la représentation d’une pièce classée dans le théâtre de l’absurde plutôt qu’à celle d’une « tragédie grecque », si bien qu’un certain nombre de citoyens européens semblent ne plus hésiter à prétendre en paraphrasant Sartre que « l’enfer, ce n’est pas seulement l’union monétaire à l’état actuel, mais aussi l’Europe elle-même ».  Mais en réalité, ce qui est l’enfer, c’est, entre autres, la financiarisation de l’économie, la pression incessante des marchés, la prophétie auto-réalisatrice des agences de notation, le comportement des banques d’investissement et des fonds spéculatifs, les ventes à découvert et les CDS.  J’estime instructif de consulter l’économiste  Jacques Généreux : « Plus fondamentalement, la crise de la zone euro – indissociable de la crise financière internationale ouverte en 2008 – est un sous-produit du développement du capitalisme financiarisé, c'est-à-dire des pleins pouvoirs donnés aux gestionnaires de capitaux pour imposer leur volonté aux entreprises comme aux salariés, pour développer n’importe quel type de spéculation, pour bouleverser la répartition des revenus au seul avantage des plus riches (2) ».  Il est temps de « s’affranchir de l’eurolibéralisme sans sortir de l’Union européenne » comme le propose Jacques Généreux. 

 

(1) Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Bd. I, 3, Suhrkamp, Frankfurt, 1977, p. 1232 ;  cité et traduit par Michael Löwy à la fin (p. 24) de sa préface à un recueil de textes choisis de Benjamin intitulé Romantisme et critique de la civilisation (Payot, Paris, 2010). 

(2) Jacques Généreux, Nous on peut !, Seuil, Paris, 2011, pp. 119-120.